5 oeuvres de femmes qui ont bouleversé l’histoire de l’art

Publié le 16 Mar 2023

Bien qu’omniprésentes en tant que muses dénudées, les femmes - cette fois en tant qu'artistes - ont longtemps été écartées des musées. En effet, rares sont les noms féminins à avoir gravé leur nom dans l’histoire. Elles sont toutefois plus nombreuses qu’on ne le croit. Aujourd’hui, la justice est en train d'être rétablie, notamment par la mise en lumière des artistes actives et engagées. Focus sur 5 œuvres créées par des femmes qui ont bouleversé l’histoire de l’art ! Un hommage nécessaire pour ces personnalités remarquables

Rétablir la vérité sur les femmes artistes 

Aujourd'hui, dans les plus grands musées, les femmes représentent en général moins de 10% des collections permanentes.

Certaines institutions, galeries, maisons d’enchères ou collectionneur·se·s s’attèlent à changer la donne et à attribuer aux femmes artistes la place qu’elles méritent. C’est notamment le cas du Musée de Baltimore, qui, en 2020, a décidé de célébrer le 100e anniversaire du droit de vote des femmes aux Etats-Unis avec une initiative remarquable : n'acheter cette année que des œuvres de femmes et organiser uniquement des expositions d'artistes féminines. En 2021, la grande foire Art Paris mettait en avant les projets de 25 créatrices.

En 2022, Camille Morineau, conservatrice du Patrimoine et directrice de l’association AWARE, concevait l’exposition Pionnières, artistes dans le Paris des années folles. À travers la présentation de peintures, sculptures, photographies, films, œuvres textiles et littéraires, cette exposition proposait de mettre en avant le rôle primordial des femmes dans le développement des grands mouvements artistiques de la modernité.

Il ne s’agit donc pas de sur-représenter ni de surévaluer les femmes, mais de rétablir une forme de justice. Comme le souligne Camille Morineau : “Il y a toujours eu des femmes artistes, mais on a tout simplement ignoré leur travail et l’histoire les a oubliées”. Les femmes artistes ne sont donc pas nées de la dernière pluie, elles ont simplement longtemps été cachées par le voile du patriarcat… 

Et pour se faire entendre, certaines n’ont pas hésité à lever leur pinceau comme un coup de poing, ou à casser les codes de l’art

L'affiche des Guerrilla Girls

© Guerrilla Girls, Do Women Have To Be Naked To Get Into the Met. Museum? (1989) - TateMuseum

Une affiche, créée par les Guerrilla Girls, soulignait déjà le problème de la sous-représentation muséale féminine en 1989. À l’occasion d’une exposition organisée par le célèbre Metropolitan Museum of Art (MET), les féministes tirent la sonnette d’alarme : sur 169 artistes exposés, seules 13 sont des femmes.

La Grande Odalisque d’Ingres ainsi détournée avec une tête de gorille interroge : « Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au Metropolitan Museum ? Moins de 5 % des artistes de la section d’art moderne sont des femmes, mais 85 % des nus sont féminins ». Les Guerrilla Girls tentent d'éveiller les consciences en placardant ce message sur les murs de New York.

C’est l’action inaugurative et aussi la plus célèbre de ce collectif de plasticiennes féministes actives depuis 1985. S’autoproclamant la “conscience du monde de l’art”, elles dénoncent le sexisme, l’homophobie et le racisme qui créent un plafond de verre au-dessus des femmes artistes.

Le groupe d’anonymes se produit en public sous des masques de gorilles et empruntent leurs noms aux grandes artistes défuntes (Frida Kahlo, Claude Cahun…). Art et lutte féministe ne font qu’un pour ces justicières de l’art, qui n’hésitent pas à user de tous les médiums à leur disposition pour faire entendre leur voix, des affiches en passant par la performance et la vidéo. Ou encore en adressant directement des lettres provocatrices aux collectionneurs :  

"Très cher collectionneur, Notre attention vient d’être attirée par le fait que votre collection, comme la plupart, ne comporte pas suffisamment d’art produit par des femmes. Nous savons que vous vous sentez fort mal à ce sujet et que vous allez rectifier immédiatement ce manque.
Avec tout notre amour." 

Guerrilla Girls, 1986.

Ce n’est que 30 ans plus tard, en 2005, qu’elles-mêmes parviendront à pénétrer l’antre des grandes institutions en étant invitées à exposer par les directrices de la Biennale de Venise, Rosa Martínez et María de Corral.

Les Tirs de Niki de Saint Phalle 

L’artiste franco-américaine Niki de Saint Phalle (1930-2000) fait partie des femmes qui ont pu bénéficier d’une renommée de leur vivant. Adulée encore aujourd’hui, c’est notamment grâce à sa performance irrévérencieuse des “Tirs” qu’elle doit sa célébrité mondiale.

Années 1960. Niki de Saint Phalle prend les armes… pour tirer sur ses toiles. Par cet acte symbolique, elle cherche à exorciser ses maux et ceux de la société. Considérée comme scandaleuses, ces performances ne laisseront pas indemne l'histoire de l'art !

"J’ai eu la chance de rencontrer l’art parce que j’avais, sur le plan psychique, tout ce qu’il faut pour devenir terroriste. Au lieu de cela j’ai utilisé le fusil pour la bonne cause, celle de l’art."
Niki de Saint Phalle

L’origine de ses maux, elle les doit principalement au viol qu’elle a subi à l’âge de 11 ans. Un trauma dont elle ne guérira jamais vraiment, et dont l’art sera l’issue thérapeutique

La jeune femme, issue d’une lignée aristoricratique, ne peut contenir son tempérament rebelle et s’insurge contre le puritanisme religieux, la guerre ou l’asservissement de la femme. Des sujets mis sur toile qu’elle pulvérise à coups de carabine.

Les poches de peinture éclatent sur ses panneaux en bois dont le plâtre agrémenté d’objets ou de sculptures crée des coulures sanguinolentes, des éclaboussures, des débris. Elle invite également les visiteurs de ses expositions à tirer sur ses œuvres lors de happenings.

Un geste radical, parodique, cinglant. “Une guerre sans victime”, co-orchestré avec son compagnon Jean Tinguely, qui met à mal les codes artistiques de l’époque tout en étant un cri de guerre féministe.  

Les célèbres “Nanas” poursuivent sa quête de déconstruction du modèle dominant. En effet, ses sculptures monumentales sont pour elle des femmes “libérées du mariage et du masochisme (...) Elles sont elles-mêmes, elles n’ont pas besoin de mecs, elles sont libres, elles sont joyeuses.” 

On retiendra de l'œuvre de Niki de Saint Phalle, affiliée au courant du Nouveau Réalisme, une force et une audace aussi atemporelle qu'inspirante

Judith décapitant Holopherne d'Artemisia Gentileschi

© Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne, 1612-1614.

Être peintre, à la Renaissance, c’était quand même l’apanage des hommes. Mais une jeune femme, nommée Artemisia Gentileschi (1593-1656), était prête à tout pour réaliser son rêve. Épaulée par son père, le peintre Orazio Gentileschi, elle se démène pour accéder aux institutions artistiques régies par des cercles masculins. 

Pour lui permettre d’éprouver sa technique, le père recrute le peintre de paysage Agostino Tassi, dont la réputation n’est pas des plus rassurantes. Il est suspecté de meurtre, d’inceste et de vol, mais c’est le viol qu’il commettra sur la jeune Artemisia qui confirmera son caractère d’ignoble criminel. Finalement condamné par la justice, son passage dans la vie d’Artemisia aura toutefois été traumatique et révélateur de la domination pouvant être exercée dans le milieu de l’art. En effet, à cette époque, seule une femme mariée pouvait s’établir en tant qu’artiste, chose promise par son bourreau... 

Une fois libérée de ses griffes, Artemisia peint une toile époustouflante de Judith décapitant Holopherne, achevée en 1614. Ses pinceaux deviennent une arme, un exutoire, une vengeance dont l’écho résonne encore plusieurs siècles plus tard

Outre sa réalisation technique prodigieuse, il s’agit d’une métaphore à la symbolique forte. Sous les traits de la tête décapitée d’Holopherne se cachent ceux de son agresseur, et derrière ceux de Judith, les siens. La représentation de cette revanche imprimée sur toile fait office d’humiliation sur la place publique pour cet homme.

En parallèle, le personnage féminin est vigoureux, dangereux, et armé, chose impensable à l’époque. Par ce tableau, Artemisia Gentileschi s’est rendue justice tout en mettant en lumière son talent de peintre. À bien des égards, elle a brisé le carcan dans lequel la société patriarcale souhaitait enfermer les femmes : elle s’est montrée pugnace, rusée et douée. 

Consécration de son parcours : elle sera la première femme à intégrer l’Acadamie de dessin de Florence. Ce n’est ensuite qu’au 20ème siècle, après 300 ans passés dans l’oubli, que son oeuvre sera redécouverte et saluée, jusqu’à l’ériger en pionnière du féminisme. 

"J’ai bien peur qu’avant d’avoir vu le tableau vous ne m’ayez trouvée arrogante et présomptueuse […]
Vous me trouvez pitoyable car avant même de poser les yeux sur son travail,
le nom d’une femme soulève des doutes."

Artemisia Gentileschi

Meditation de Lois Mailou Jones

© Lois Mailou Jones, Mob Victim (Meditation), 1944

La peintre prodige Lois Mailou Jones (1905-1998) fut la première diplômée afro-américaine de l’école de design et l’école des beaux-arts du Boston Museum. Malgré son talent et une première exposition personnelle à l’âge de 18 ans, elle se heurte vite à la réalité sociale de son époque, le racisme. Du fait de sa couleur, elle sera mise au banc de l’enseignement jusqu’en 1930, lorsqu’elle rejoint l’université Howard à New York, le berceau de la Renaissance de Harlem. Défenseuse de l’art et des artistes noirs, elle y deviendra une véritable mentors pour les étudiant·e·s.

La ségrégation raciale des Etats-Unis la pousse à voyager en Europe, notamment à Paris où elle intègre l’Académie Julian, mais aussi dans les Caraïbes ou en Afrique. Elle se nourrit de références multiculturelles qui trouveront écho dans son art. Elle est l'une des premières artistes à fusionner des styles traditionnels africains aux traditions occidentales. Avec ses formes cubistes et l’image d’un masque africain, Les Fétiches (1938) incarne en peinture le courant de la Négritude de l’entre-deux-guerres.

De retour à New York, Lois oriente ses sujets sur le quotidien des Afro-Américains, qu’elle sublime malgré une réalité difficile. Dans Meditation (1944), elle peint un vieil homme, digne, sur le point d’être lynché. Ce sujet subversif - le racisme à l’encontre des noirs - et les autres thématiques dérangeantes de la part d’un·e artiste afro-américaine ont laissé Lois à l’écart des livres d’histoire de l’art. Par cette toile et ses actions d’enseignante engagée, elle a néanmoins porté un étendard dont elle fût fière autant que ses origines.  

En 1970, elle obtient la bourse intitulée “The Black Visual Arts” et documente ses visites et ses rencontres avec des artistes africains contemporains dans 11 pays d’Afrique. En 1995, elle devient la première Afro-Américaine admise au sein de la Société des artistes de Washington. Lois Mailou Jones serait certainement émue d'assister aujourd'hui à l'émergence de la "Renaissance noire" parmi les tendances phares du marché de l'art. 

Nan un mois après avoir été battue de Nan Goldin

© Nan Goldin, Nan One Month After Being Battered (1984)

La photographie a aussi ses icônes bouleversantes. Nan Goldin en fait partie. Née en 1953 à Washington, l'œuvre de la photographe américaine est inséparable de sa vie. Après le suicide de sa soeur en 1962, elle documente sa vie familiale de banlieue bourgeoise. Assoiffée de liberté, de marginalité, elle prend son envol à seulement 15 ans et plonge dans le milieu underground new-yorkais

Dès les années 1980, Nan Goldin révolutionne la photographie. La douleur, la maladie, la drogue, le rire, le sexe, l'amour, aucun sujet n’est tabou devant son objectif. Tragédie comme comédie, elle immortalise les moments fugaces qui font la vie, sans frémir. Tout ce que les États-Unis refusent de voir, elle le montre. 

Son célèbre autoportrait, Nan One Month After Being Battered (1984), met à nu son visage de femme battue. Sans fard, sans pathos. La série de 700 clichés “The Ballad of Sexual Dependency” dont ce cliché est issu capture le monde tel qu’il est, sur le vif. L’artiste donne à voir une vision de la femme très crue. Ses désirs, ses contradictions… Elle ne cherche pas à s’embellir ni à embellir le réel, et ce regard de femme - l’une des rares photographes - est précieux

Le sida pullule et Nan voit ses meilleurs amis emportés par ce fléau, qu’elle photographie jusqu’à leur mort dans sa série “Gilles and Gotscho”. Son œuvre entière est un journal intime, le reflet d’une époque, d’une société. Son style très brut et intimiste crée une proximité troublante avec ses sujets, parfois sur leur lit d'hôpital. 

 « Je veux montrer exactement à quoi mon monde ressemble, sans glamour, sans glorification. »
Nan Goldin, 2006

En 2014, la crise des opioïdes éclate et Nan Goldin en est une victime. L’OxyContin, un anti-douleur auquel des millions de personnes sont accros, fait des ravages. L’artiste parvient à s’en sortir et décide d’entrer en guerre contre la riche et puissante famille Sackler, qui commercialise le produit.

Quel est le lien avec le monde de l’art ? Les Sackler sont aussi de grands mécènes. Nan Goldin essaie donc d’user de son influence artistique pour dénoncer leurs actes et pousser les musées, tel que le Louvre ou le MET, à refuser leurs dons. Son combat est documenté dans le film de Laura Poitras,Toute la beauté et le sang versé, tout juste sorti en salles.

“Nan Goldin est une dissidente qui a mis le monde de l’art sens dessus dessous."
Laura Poitras

Ces 5 femmes artistes et leurs œuvres ont toutes bouleversé l’histoire de l’art. Provocatrices, subversives, impactantes… Elles sont aux antipodes de la position de femme passive et silencieuse attendue par la société dans laquelle elles ont fait leurs armes. En tant que population opprimée, les femmes artistes ont trouvé dans l’art une fenêtre d’expression politique, émancipatrice, thérapeutique. Leurs œuvres ont réussi à dépasser leur condition et à leur donner de la voix jusqu’aujourd’hui, pour des causes qui ne cessent d’être d’actualité. 

Nous aurions également pu parler de Dorothea Tanning, Catharina van Hemessen, Marina Abramovic, Sonia Delaunay, Camille Claudel, Claude Cahun, Annette Messager, Sophie Calle et de tant d’autres femmes influentes... Alors, qui a dit que l’histoire de l’art n’était qu’une affaire d’hommes ?

 

Cover © Performance de Niki de Saint Phalle tirant à la carabine